Le travail de Margaux Senlis fonctionne comme une sirène. C’est-à-dire qu’il séduit comme celles à qui Ulysse résista, mais qu’il donne également l’alerte, comme celle qui retentit au moment d’un incendie. Et ce caractère polysémique n’est pas fortuit et permet à la photographe de développer avec les spectateurs des pactes. Car si ces derniers acceptent de regarder ses photos, alors ils devront aussi négocier avec les sens, parfois politiques et écologiques qui infusent dans ses travaux.
Margaux Senlis est venue à la photographie par deux biais, un personnel et l’autre technique. Alors qu’elle est encore adolescente, une tante elle-même photographe, lui permet de faire ses premiers tirages dans une chambre noire, révélant des prises de vues naïves, inconstantes, d’amies et de moments de vies, et ce, à l’aide d’un tout petit appareil. Puis vient le temps des études supérieures grâce auxquelles Margaux se forme à l’École des Gobelins à Paris, lui permettant ainsi de développer un savoir-faire précis, et de solides connaissances techniques.
Cette double relation à la photo se clôture par un diplôme à l’École national supérieure de la photographie d’Arles qui lui permet alors d’assumer un travail documentaire mais de développer également des compositions et une palette plus artistique.
Le documentaire a cette lourde tâche de devoir apporter des informations. Quand l’art doit également susciter une réaction sensible chez celui qui s’y intéresse. Ainsi, Margaux affirme sans détour réaliser des images qui séduisent pour mieux développer les sujets qui la (nous) préoccupent. Parmi ceux-là, la disparation des abeilles. Cet intérêt pour ce polinisateur et son rapide évanouissement provient d’un attrait à la fois pour le decorum et le mystère qui entoure le métier d’apiculteur, mais également d’une préoccupation sincère sur ce que cette extinction dit des êtres humains et de leur rapport toujours plus écocide et cynique vis-à-vis de leur environnement. Et c’est un jour, alors qu’elle décide d’aller acheter du miel à quelques kilomètre d’Arles, qu’elle fait la connaissance d’un producteur qui, la prenant pour une journaliste, lui raconte pendant plus de quatre heures, le drame qu’il traverse. Il n’en faudra pas plus pour convaincre l’artiste d’aller à la rencontre d’apiculteurs et d’apicultrices partout en France, aux parcours, engagements et vies variées qui donnèrent naissance à une série intitulée : Un miel au goût amer (2022-23), et dont le dernier chapitre a été pilotée par la BnF dans le cadre du projet national, Radioscopie de la France : regards sur un pays traversé par la crise sanitaire. La diversité des plans et des modèles sont unifiés par un traitement chromatique poudré qui caresse les différences formelles pour mieux laisser exploser les questions et les enjeux qui se cachent dans chaque image.
Margaux ne cherche pas à nous rassurer. Mais à nous capter. L’artiste affirme l’idée selon laquelle réaliser des photographies lui permet de comprendre des « choses ». Et ce passage par l’image pour articuler sa pensée est notamment apparu avec l’une de ses premières séries intitulée UXO (2018). C’est au cours de deux séjours en Asie du Sud-Est que Margaux s’intéresse et documente les restes et les conséquences provenant des mines antipersonnel. Ces résidus de la guerre, loin d’être des reliques, demeurent des objets actifs et sournois, car souvent invisibles et blessant principalement les franges les plus pauvres de ces sociétés. L’ambivalence de ces territoires, magnifiques mais dangereux se retrouve dans cette série où s’alterne forêt tropicale merveilleuse et natures mortes composées à l’aide de prothèses orthopédiques. Une fois de plus, les images sont douces en surfaces et râpeuses en dessous.
Et c’est bien cette stratification visuelle que recherche et active Margaux Senlis, comme lorsqu’elle réalise une Étude d’un pavot (2023), qui, grâce à cinq photographies et un titre indiquant un rapport
académique et sociologique à cette fleur, en livre un portrait aussi magnifique que terrifiant. On y retrouve la beauté de ligne, de la couleur, la fragilité texturée du pavot, tout en se rappelant que celui-ci, transformé, est à l’origine de la morphine, de l’opium et de l’héroïne.
Il y a un terme grec, thelgein, qui signifie enchantement, ou plus spécifiquement, pouvoir de rendre malade par le regard. Les images de Margaux activent une sorte de thelgein, ou plus précisément, un léger malaise, vertige subtil, un déséquilibre discret mais nécessaire pour tenter de comprendre et d’inverser certaines tendances, discours et systèmes qui régissent et détruisent nos sociétés.